Michel Brioul psychologue clinicien

L’émoi des mots…

Je déclare la guerre aux circonvolutions langagières… Sus aux euphémismes et périphrases contra phobiques…. Depuis quelques années, les « bonnes conduites », le « bien penser », « le politiquement correct » (Outre le fait qu’il soit curieux d’associer l’adjectif correct au mot politique, mais, bon…) nous imposent des « éléments de langage » qui sont autant de leurres, de pseudo réponses, face aux questions du handicap, de la pathologie et de la souffrance. Ces « expressions modernes » nous conduisent en fait à emprunter des voies trompeuses. Je pourrais parler par exemple de l’accompagnement… Le mot « accompagnement » évoque plutôt des situations de camaraderie, d’amitié ou de fraternité que de relations professionnelles d’aidant à aidés, d’éducateur à éduqués ou de soignant à soignés… Récemment par exemple, alors que je terminais un repas dans un Foyer accueillant des personnes handicapées moteur, l’une des résidentes demande à une AMP de « l’accompagner » en un lieu un peu éloigné de la salle de restauration. Cette dernière accepte et s’assoit sur les genoux de la résidente, et les voilà parties toutes deux en fauteuil électrique le long des couloirs de l’institution dans un grand éclat de rire commun… Nous sommes là dans le compagnonnage, dans la convivialité du « partage du pain » comme nous l’indique bien l’étymologie du mot… Pour autant que cette convivialité soit agréable, intéressante et séduisante, cela ne suffit pas car la relation ainsi instaurée, ce mal nommé accompagnement tend à devenir l’exclusif moteur de la rencontre et du travail, venant remplacer le soin, et le véritable métier des professionnels du médico-social… Hélas, de plus en plus régulièrement l’accompagnement tend à remplacer le soin et la prise en charge, les résidents en difficulté étant confinés à un statut d’usager, clients d’institutions, lesquelles oublient leurs fonctions et leurs missions éducatives, pédagogiques et thérapeutiques. S’impose alors la notion de service répondant à la demande, nécessairement à satisfaire (comme au « Club Med »), oubliant de se préoccuper du besoin, qu’il faudrait chercher à débusquer car il ne s’exprime pas toujours de façon explicite… Je ne suis pas sûr que les personnes dont nous nous occupons se satisfassent d’un accompagnement… Peut-être attendent-elles davantage… Par exemple que nous nous préoccupions d’elles, que nous nous fassions du souci, mot qui a la même racine que soin… Cette idée nous invite à suivre les itinéraires d’Emmanuel Levinas qui nous guide dans une réflexion relative au « souci de l’autre » : « Tout d’un coup, l’autre me regarde et m’oblige. Tout d’un coup, il m’incombe et il m’ordonne de toute sa charge d’indigence et de faiblesse », dans l’aventure de la sensibilité ; ces chemins convergents sont également tracés par Jacques Hochmann, qui parlant de « consolation » manifeste l’intérêt nécessaire et le plaisir de soigner, et aussi par certains psychanalystes qui se sont attachés à décrypter la fonction antalgique des symptômes ou encore les praticiens du quotidien, ES, ME, AMP, AS, etc… qui ont développé des axes de travail et de prise en charge adaptées pour ces personnes, situant le travail de soigner à la croisée des actes, des mots et du corps : c’est sur ces voies que réside aussi l’importance inéluctable de la vie quotidienne.

Ce souci de l’autre s’inscrit dans la mission de l’équipe éducative et soignante, cliniciens de la préoccupation quotidienne,  dans les gestes et les pratiques qu’elle met en œuvre, lesquelles donnent SENS aux mots, dans leurs dimensions de « sensorialité appliquée », de « sensualité analysée », « d’historicité et de projection envisagée » et de « significativité assimilée »… En ce domaine, les mots doivent s’étayer sur des actes concrets qui viennent matériellement garantir notre intention bienveillante. « Les témoignages de notre intérêt pour la vie mentale des patients doit emprunter le véhicule de la réalité si nous voulons qu’ils soient perceptibles » ([1]). Non accompagnés de manifestations concrètes et réelles de sollicitude, les seules paroles, les plus affables qu’elles soient, ne peuvent prendre valeur de signe de prévenance et sont  ressenties comme de l’indifférence.

Ce souci conduit effectivement à prendre en charge les résidents car il s’agit bien en effet d’un travail, difficile et dont la pénibilité psychique vaut bien celle physique des maçons… L’idée de la prise en charge n’induit pas nécessairement son caractère totalitaire qui irait à l’encontre de la préservation de l’autonomie du Sujet, mais considère la réalité d’une part de dépendance et d’aide, voire de suppléance nécessaire. L’idée de la prise en charge induit également la guidance, la réflexion clinique qui conduit à des indications d’actions, une compétence des acteurs, une opérativité constructive, lesquels répondent aux besoins dont les professionnels, en équipe ont fait l’hypothèse à partir de leur écoute de l’autre et de ce qu’ils en observent dans une attitude, inquiète de son potentiel mieux être. Prendre en charge quelqu’un, c’est accepter d’être chargé de mission. C’est devenir responsable, c’est  être capable de développer des relations ou il est nécessaire de décrypter les rouages transférentiels et contre transférentiels, c’est posséder des connaissances et des savoirs faire, c’est pouvoir travailler en équipe pour mobiliser une dynamique constructive de créativité et de pertinence face aux situations complexes… Ainsi, ni le seul accompagnement (ou l’on fait « à côté » du Sujet, c’est-à-dire que l’on est donc souvent « à côté de la plaque »), ni l’exclusive « prise en charge » (ou l’on agit pour le Sujet, ce qui n’est déjà pas si mal, mais qui contient l’ambiguïté de signifier à la fois à la place de et à l’intention de) ne sont des expressions entièrement satisfaisantes. Dès lors, faut-il leur substituer ou plutôt leur adjoindre l’expression proposée par Saül KARSZ qui prône la prise en compte (laquelle considère l’autre à une place de Sujet désirant et entend quelque chose de ce dont il est de fait déjà porteur. Cette prise en compte consiste à « faire avec ») ? Peut-être en fait s’agit-il là de trois temps et trois axes du travail qui restent liés et complémentaires.

  •  On nous dit également qu’il convient de nommer celles et ceux dont nous nous préoccupons en tant que « personne en situation de handicap », comme si le handicap était un sac ou une valise que l’on porte et que l’on pourrait poser quand il pèse trop… C’est bien pourtant le handicap, intrinsèque du sujet, indissociable de la personne qui structure son identité en tant que partie intégrante de son histoire de vie. Le handicap, la pathologie sont fondamentalement liés à la personne humaine qui en souffre. Cet état (pour autant qu’il puisse être  évolutif), est constitutif du soi et de « l’ être au monde » selon la terminologie de Husserl et des phénoménologues qui soulignent justement le caractère essentiel du vécu. Les terminologies « personnes en situation de handicap », « personne avec autisme » entretiennent l’illusion que la souffrance pourrait avoir une vie propre, indépendante de la personne et donc que le sujet serait d’une certaine façon indemne des difficultés qui forgent pourtant son rapport au monde, aux autres et à lui-même. Les euphémismes bien-pensants, çà donne peut être bonne conscience, mais çà n’arrange rien, et çà m’agace ! Arrêtons de mentir à ceux et à celles qui attendent de nous bien plus que de la compassion, arrêtons de nous mentir en retrouvant le sens de la clinique !
  • Une autre mode s’est faite jour, comme un écho à la bravitude chère à Ségolène Royal, ce sont les « mots en itude »… Il y a par exemple la « rebellitude », que le sociologue Philippe Corcuff ([2]) qualifie de fausse rébellion,  une révolte en trompe l’œil qui n’ose se réaliser mais s’incarne de façon caricaturale et fictive dans les propos d’extrême droite, à la Zémour. Dans le champ médico-social, la dernière mode fait la promotion de l’humanitude, vouée au développement dans les institutions d’une « attitude humaine », laquelle, bien sûr, n’existe pas en dehors de La méthodologie, nommée « la métho » (assortie d’un copyright !), laquelle est vendue (oui, vendue !) par Yves Gineste et Rosette Marescotti, deux formateurs qui en ont fait une marque déposée, assortie d’un label qu’ils sont seuls à pouvoir attribuer aux établissements initiés ! Le concept prétend défendre l’autonomie, la citoyenneté et la liberté… Bigre ! Désormais la posture d’humanité est soumise à un protocole, assorti d’un référentiel : « 1° Zéro soin de force (sans abandon de soin) 2° Respect de la singularité et de l’intimité 3° Vivre et mourir debout (verticalisation : 20mn /jour minimum) 4° Ouverture vers l’extérieur 5°  Lieux de vie, lieux d’envie.

Les critères d’évaluation du Label sont déclinés en 300 points évalués dans tous les domaines révélateurs de la qualité de vie des personnes accueillies, mais aussi la vie sociale, la qualité de vie au travail pour les personnels, les capacités de l’établissement à monter des projets et à modifier son organisation pour répondre au mieux aux attentes des usagers et réaliser les projets d’accompagnement personnalisé. »

Les relations humaines ne sont désormais possibles qu’assujetties au contrôle de tiers juges et détenteurs du droit d’accorder un label de bonnes conduites… Ce répertoire d’injonctions, à l’instar des recommandations de l’ANESM, conduit en fait à nier la réalité du regard humaniste, à tuer la pensée et la créativité, justement constitutifs de l’humain, qui se voit ainsi réduit à des pratiques normées. Le souci de l’autre perd son sens dans l’application de prescriptions rigides comme la névrose. Il est si facile et séduisant de ne plus penser… Au risque d’y perdre le plaisir et la poésie exaltante de soigner…


[1] Marcel Sassolas Congrès des Croix Marine Bordeaux 09-10-1989 Notes personnelles

[2] Philippe Corcuff : Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Textuel, 2014